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Magouilles dans les coulisses des JO (1/3) : Tokyo 2020 et l'opération « Soleil levant »

Pour obtenir les JO, Tokyo serait allé au delà du simple lobbying.  (Illustration Simon Bailly)
Pour obtenir les JO, Tokyo serait allé au delà du simple lobbying. (Illustration Simon Bailly)

Rencontres secrètes, transferts d'argent offshore, concertation des votes... Depuis huit ans, les policiers français ont réuni de nombreux documents qui attestent des manoeuvres du Japon pour obtenir les Jeux Olympiques de 2020.

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Ce sont quelques jours fous qui précèdent généralement le vote pour la désignation de la ville hôte. Des heures rythmées par les rendez-vous secrets dans les chambres d'hôtel avec quelques-uns des plus prestigieux personnages de la scène politique mondiale ; des lettres estampillées d'un cachet d'État, s'assurant du soutien de telle ou telle voix qui compte ; des conciliabules pour « examiner les votes » ; des mots de remerciements quand, enfin, on pense - on sait - la victoire acquise... Depuis huit ans, magistrats et policiers français naviguent dans ce jeu de go politique et subtil. Où ceux qui réussissent sont ceux qui parviennent, comme le résumera Étienne Thobois, directeur général de Paris 2024 et ancien conseil du comité de candidature de Tokyo, entendu en mars 2019 comme témoin par le juge Van Ruymbeke, « à s'assurer du soutien et donc le vote d'une majorité des membres du CIO, à commencer par les plus influents, avec l'idée implicite que leur soutien pourrait influencer d'autres membres ». Les responsables du comité de candidature de Tokyo 2020 ont-ils fait plus qu'exercer ce simple lobbying ? Sont-ils sortis de la zone grise pour - il faut le dire trivialement - acheter leurs Jeux ?

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Ces soupçons pèsent sur un homme aujourd'hui décédé et sur son fils, muré dans le silence depuis qu'un mandat d'arrêt international pèse sur sa tête. Lamine Diack, puissant patron de la Fédération mondiale d'athlétisme, l'IAAF, s'est éteint en 2021 à l'âge de 88 ans après avoir été condamné - il avait fait appel - à quatre ans de prison, dont deux ferme, pour avoir dissimulé des cas de dopage russe. Une manoeuvre rémunérée par des pots-de-vin, qui avait permis, à l'époque, à des athlètes de participer aux JO de Londres 2012, certains décrochant même des médailles. Le fils, Papa Massata Diack (PMD), récipiendaire des fonds versés par les soudoyeurs, a été définitivement condamné à Paris en mars 2023 à cinq ans de prison et n'a plus quitté le Sénégal depuis des années. Et c'est ainsi que la justice française, par la voix de son représentant le plus connu à l'international - le Parquet national financier (PNF) - a réussi à faire une incursion sur la scène de la corruption sportive mondiale. Justifiant sa compétence par le fait que de l'argent sale aurait été dépensé sur son territoire...

A l'été 2013, Papa Massata Diack claque en quelques heures 85 000 euros en bijoux et montres, à Paris. La justice française peut enquêter sur cet argent supposé sale dépensé sur son territoire

En enquêtant sur ces faits, les policiers français se sont rendu compte que l'affaire n'était que le sommet de l'iceberg, et que le Brésil mais aussi le Japon avaient peut-être payé pour assouvir leur ambition. Car tout le monde mesure, dans la décennie 2010, le pouvoir de Lamine Diack. « En tant que président de la Fédération internationale la plus prestigieuse, le statut de Lamine Diack, membre du CIO depuis de nombreuses années, en faisait un personnage important dans l'environnement », remarque Étienne Thobois, toujours interrogé par le juge Van Ruymbeke. Les Japonais l'ont bien compris, eux qui, dès le printemps 2013, préparent activement le terrain. Les dirigeants du comité de candidature multiplient les dîners avec les personnalités du CIO qu'ils côtoient depuis des années et qu'ils tutoient pour la plupart, à l'exception notable de la princesse Anne du Royaume-Uni, avec laquelle nul ne se permettrait de telles familiarités.

Lamine Diack, alors à la tête de l'IAAF et décédé en 2021, est au coeur de la corruption qui aurait gangrénée l'attribution des Jeux de Tokyo.  (Illustration Simon Bailly )
Lamine Diack, alors à la tête de l'IAAF et décédé en 2021, est au coeur de la corruption qui aurait gangrénée l'attribution des Jeux de Tokyo. (Illustration Simon Bailly )
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Le 25 avril 2013, Shinzo Abe, le Premier ministre, et Tsunekazu Takeda, membre de la famille impériale, descendant direct de l'empereur Meiji et vice-président du comité d'organisation des Jeux, sollicitent auprès de Papa Massata Diack, un rendez-vous avec son père. « Accord pour ce contact s'il est confidentiel », répond ce dernier dans un courriel. Nom de code de l'opération : « Visit Soleil levant. » Le patron de l'IAAF a également des entretiens réguliers avec Dentsu, la multinationale chargée par le comité de candidature du Japon de faire son lobbying. En août 2013, Lamine Diack rencontre aussi le ministre des Sports japonais à Moscou, où se tiennent les Championnats du monde d'athlétisme.

Curieux hasard : deux semaines plus tôt, une importante somme d'argent est parvenue sur le compte d'une société singapourienne, Black Tidings, détenue par un proche de Papa Massata Diack. Le virement, d'un montant de 1,2 million de dollars, et émanant du Tokyo 2020 Olympic Games Bid, le comité de candidature japonais, a attiré l'attention de Tracfin, le gendarme de Bercy. Cet argent, le fils Diack s'en servira en partie, cet été-là, pour faire ses emplettes à Paris, où il déboursera, en quelques heures, 85 000 euros en bijoux et en montres dans un magasin du VIIIe arrondissement. Le 2 septembre 2013, cinq jours avant le vote, Papa Massata Diack envoie un mail à son paternel. Il est 23 h 33 et apparaît toujours le même nom de code en objet du courriel : « Soleil levant. » « Suite à notre conversation téléphonique, [voici] le rapport, lui dit-il. Merci de me rappeler pour confirmer réception et compréhension. »

Devant une assistance acquise à sa cause, le président Diack annonce ses choix : ce sera Thomas Bach en tant que nouveau patron de l'institution, et Tokyo pour les JO 2020


Le document en question est une note qui récapitule l'état des votes escomptés. « C'est OK pour Julio César Maglione (ancien nageur et représentant de l'Uruguay) et Meliton Sanchez Rivas (Panama) », l'informe-t-on. Il y a besoin de soutien en revanche pour tenter de convaincre Guy Drut (France), Alex Gilady (Israël) ou encore Claudia Bokel (escrimeuse allemande). Une « confirmation finale » est attendue pour John Dowling Coates (Australie). C'est compliqué pour Austin Sealy (La Barbade) et Nicole Hoevertsz (Aruba) pour lesquels un « full support » est requis. Le document précise enfin que Dentsu et l'ancien patron de l'entreprise, Haruyuki Takahashi, ont aidé à sécuriser le vote de membres du CIO comme Sepp Blatter. Conclusions du rapport : le Japon peut pour le moment s'attendre à 51 voix maximum, 46 au minimum. Pas assez pour être certain de l'issue du vote. Quelles réalités ce document recouvre-t-il ? Guy Drut affirme à L'Équipe ne jamais avoir été approché ou sondé sur ses intentions par des lobbyistes. Claudia Bokel, et d'autres membres du CIO, n'ont pas répondu à nos sollicitations.

Entendu par la justice française en mars 2019, Lamine Diack conteste avoir reçu ce document. Force est de constater que père et fils ne vont pourtant pas ménager leurs efforts... Le 6 septembre 2013, à quelques heures de savoir qui de Madrid, Tokyo ou Istanbul organiserait les JO de 2020, un huis clos pas tout à fait fortuit se tient à Buenos Aires, en Argentine. Organisé à l'initiative du général Lassana Palenfo, ancien ministre de la Sécurité de Côte d'Ivoire, devenu le très influent président de l'Association des comités nationaux olympiques d'Afrique, le rendez-vous rassemble la quasi-totalité des membres africains du CIO. Une réunion atypique, la veille de deux votes cruciaux : la désignation de la ville hôte des JO 2020 mais aussi du nouveau président du CIO. Ce jour-là, devant une assistance acquise à sa cause, le président Diack annonce ses choix : ce sera Thomas Bach en tant que nouveau patron de l'institution, et Tokyo pour les JO 2020. « Je leur ai dit que, pour moi, c'était Tokyo [...] Il y a eu un tour de table. Comme personne n'a réagi, je suppose qu'ils étaient tous pour Tokyo », résumera Diack, devant la justice.

Un deuxième virement de 1,8 million de dollars après l'attribution des JO

Frankie Fredericks, vice-champion olympique du 100 m et du 200 m en 1992 et 1996 et membre de la commission d'évaluation des Jeux Olympiques de 2020, ne garde presque aucun souvenir de ce rendez-vous. Tout juste se remémore-t-il un dîner, la veille du vote, où étaient présents la plupart des membres africains du CIO, mais où il ne s'est rendu que « brièvement pour dire bonjour » et « présenter ses respects ». « Je suis parti, je ne me souviens plus à quelle heure et je ne me rappelle plus si j'ai mangé. » Une chose est sûre, cependant, souligne-t-il : « Si Lamine Diack m'avait dit pour qui il allait voter, je lui aurais dit qu'il ne pouvait pas me le dire. »

Tout le monde n'a pas cette pudeur. Quelques jours plus tard, mi-septembre, lorsque le patron de l'IAAF remerciera ses confrères africains du CIO pour l'unité affichée lors de ces quelques jours à Buenos Aires et pour leur présence à un autre repas organisé deux jours après le vote, les messages pleuvent en réponse. « Nous avons vraiment apprécié cette initiative et continuerons à écouter votre sagesse », écrit Beatrice Allen, la représentante de la Gambie au CIO. « Merci pour votre soutien et vos conseils », renchérissent Habu Ahmed Gumel (Nigeria) et Dagmawit Girmay Berhane (Éthiopie), selon des mails saisis en perquisition. Le jour J, le 7 septembre 2013, la délégation turque est entendue à 9 heures, la délégation japonaise à 10 heures et la délégation espagnole, à midi. Le vote se tient l'après-midi. « Information venant de ton collègue africain, il paraît que Sheikh Amad est en train de tout faire pour amener les Africains à voter Madrid !!! Il faut que l'on verrouille pendant la pause », écrit Papa à Lamine Diack. Selon ce dernier, « l'ami africain » pourrait être le général Palenfo. Quant à Amad, il s'agit du cheikh Ahmed al-Fahd Al-Sabah, un ancien ministre koweïtien et membre important du CIO. Lamine Diack ne s'inquiète pas outre mesure : « Ahmad aimait bien jouer de son influence. C'est un activiste », balaie-t-il devant les enquêteurs. Tokyo finit par l'emporter avec 60 voix contre 36 en faveur d'Istanbul.

Lamine Diack est immédiatement remercié par les officiels japonais. « Je vous exprime ma gratitude personnelle et celle de tous mes collègues de la famille Dentsu pour votre soutien généreux », lui écrit Tadashi Ishii, le président de Dentsu le 8 septembre. Avant de souligner son « rôle pivot » dans le succès de Tokyo 2020. Le 28 octobre 2013, un nouveau virement de 1,8 million de dollars parvient sur le compte de Black Tidings. Un honoraire de résultat à la hauteur de l'investissement « sans faille » des Diack ? Le père a toujours déclaré avoir « découvert » ces transferts d'argent en lisant la procédure française. Les dirigeants japonais n'ont quant à eux jamais reconnu leur responsabilité. Interrogés au Japon dans le cadre d'une demande d'entraide internationale, Tsunekazu Takeda (vice-président du comité d'organisation des Jeux), Masato Mizuno (vice-président du Comité olympique japonais) et Yasuhiro Nakamori (directeur de la division relations publiques du Comité olympique japonais) n'ont livré que des versions très parcellaires.

Tsunekazu Takeda a accablé ses subordonnés et l'agence de publicité Dentsu. Ce sont eux qui, selon lui, auraient choisi Black Tidings après avoir « vérifié » qu'il s'agissait d'un « consultant capable ». Lui n'aurait fait que signer l'engagement des dépenses. Quel travail effectif a réalisé Black Tidings ? interrogent les enquêteurs. « Personnellement je n'ai pas vu le rapport, mais j'ai été informé [...] qu'il y avait des informations concrètes et précieuses sur lesquelles des membres du CIO soutenaient la candidature de quelle ville », répond Takeda. Le deuxième virement d'octobre 2013 aurait quant à lui servi à rémunérer l'élaboration d'un second rapport, analysant les raisons du succès japonais. Takeda poursuit : « J'ai trouvé qu'il y avait des informations positives, très précieuses, qui pourraient être utiles pour toute sorte de candidature future. »

Au Japon, les procès s'enchaînent depuis six mois

Les juges français n'ont jamais pu obtenir de leurs homologues japonais la communication du premier rapport. « J'ignore quels rapports ont été détruits et lesquels ne l'ont pas été », a juré Takeda, avant d'être mis en examen pour corruption active. Quant au second rapport, il n'a été produit qu'en partie par le Japon, avec de larges extraits caviardés. En page 13, on parvient cependant, entre les ratures, à lire les phrases suivantes : « La moitié des membres africains du CIO sont musulmans ou sont issus de pays dont l'islam est la principale religion. Cependant, comme Lamine Diack a intensément coordonné les votes africains et supporté Tokyo, les approches d'Istanbul n'ont pas fonctionné aussi bien que pour l'Asie. » Les avocats de Tsunekazu Takeda contestent la compétence des juridictions françaises. Contactés par L'Équipe, ils n'ont pas répondu. « Nous ne sommes pas en mesure de commenter les décisions du comité de candidature », fait quant à elle savoir une porte-parole de Dentsu. Joint par l'intermédiaire de son avocat, Papa Massata Diack n'a pas davantage souhaité répondre à nos questions.

Huit ans après, les investigations françaises sont toujours en cours. Au Japon, les procès s'enchaînent depuis six mois, et de nouvelles peines de prison ont été prononcées en juillet 2023 par la Cour de district de Tokyo, selon la presse locale et internationale. Des consultants sont jugés pour avoir participé à un système de pots-de-vin versés par des entreprises qui tentaient de décrocher des contrats en vue des JO 2020. Une quinzaine de personnes sont visées par les poursuites judiciaires, dont Haruyuki Takahashi, ex-patron de Dentsu et ex-dirigeant du comité olympique japonais, soupçonné d'être à la tête du réseau de corruption. Ce dernier, qui clame son innocence, n'a pas encore comparu.

publié le 15 septembre 2023 à 12h00 mis à jour le 5 décembre 2023 à 19h06
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