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Ada Hegerberg : « Les footballeurs gagnent de l'argent ? Tant mieux pour eux »

Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)
Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)

À 24 ans, la buteuse de l'Olympique Lyonnais brille de mille jeux. Ada Hegerberg, en plus d'être la première femme Ballon d'Or de l'histoire, incarne à elle seule un plaidoyer pour une belle égalité. Conversation sans filet.

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Elle est entre deux matches, attend l'avion. Elle prend le temps, articule, délivre ses réponses dans un français quasiment parfait. On aimerait tout savoir, tout demander. On voudrait tout comprendre de cette joueuse à la mécanique si fluide et aux intentions claires, valeurs chevillées aux tripes, crampons fermement ancrés, mais elle a son rythme, Ada. Et si les minutes qui nous sont accordées filent, elle, rien ne sert de la presser. Alors on la laisse répondre selon son tempo, paisible et assuré. Pas de masque : madame Hegerberg n'est pas du genre à en rajouter. Car Ada Hegerberg n'est pas qu'une footballeuse. Ada Hegerberg est une lumière.

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« Vous vivez en France depuis 2014. Que reste-t-il de norvégien en vous ?
Je suis toujours à l'heure ! (Rires) Plus sérieusement, j'ai déjà goûté à plusieurs cultures, découvert des façons de vivre très différentes. Je suis partie en Allemagne jeune (à 17 ans, à Potsdam), puis, il y a cinq ans, je suis arrivée à Lyon. Il me semble que j'ai intégré le meilleur de ces trois styles de vie, pourtant radicalement opposés. Mon âme est norvégienne, c'est certain. La France, j'ai appris à m'adapter, notamment à la façon de communiquer qui est plus directe qu'en Europe du Nord. Je crois qu'avoir voyagé aussi jeune m'a appris la fluidité, cela a décuplé ma capacité d'adaptation.

En effet, vous semblez être un caméléon.
Je pense que l'explication tient en un seul mot : confiance. Cela vient surtout de ma famille qui m'a toujours soutenue et ouvert la voie, les voies. J'ai grandi dans une petite ville entourée de montagnes, Sunndal, au coeur de la Norvège. Très jeune, je prenais mes responsabilités. Seule. Je passais mes journées dehors, je rentrais à la maison pour manger, je repartais. Beaucoup de responsabilités, beaucoup d'amour, beaucoup d'humour, beaucoup de rigueur. J'avais la confiance de ma famille et la confiance en moi-même, aussi. J'ai ainsi pu quitter le nid jeune, tranquille.

Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)
Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)

La confiance en soi, une des choses les plus difficiles au monde. Comment se construit-elle et comment la transmettre ?
Soyons honnêtes, la confiance en soi, c'est un rollercoaster. Il n'y a pas de formule magique, mais déjà, prendre le temps nécessaire pour se connaître soi-même. Se poser des questions, très directes et simples, mais essentielles : quelles sont mes qualités ? Quelles sont mes valeurs ? Où est-ce que je veux aller dans la vie ? Comment je vais aller chercher mes rêves, et dans quel sens ? Je n'ai jamais eu peur d'essayer.

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Vous semblez avoir le pouvoir de développer des liens invisibles. Avec vos coéquipières, dans votre jeu de passes, hors du terrain aussi. Comment faites-vous cela ?
La communication, c'est tout. Au foot, au travail, dans la vie intime : tu dois juste répéter, répéter, répéter avec ton équipe. Tous les succès naissent de cette clé qui permet de connaître l'autre - le connaître réellement -, le comprendre, apprendre comment il pense, réfléchit, réagit. C'est ce travail qui permet aussi de prendre soin de l'énergie. La sienne, celle des autres. En ce qui me concerne, tout naît de la joie. Je suis profondément heureuse. Je suis née dans une famille où la joie était un pilier. Mes parents, mon frère, ma soeur et moi avons toujours beaucoup rigolé. Notre humour est un peu particulier, typique de notre petite ville avec sa culture un peu à part.

Sunndal, 7 000 habitants. Vos parents - tous deux footballeurs - s'y sont rencontrés, vous y avez grandi. C'est là que vous avez commencé le football. L'avez-vous vraiment choisi ?
Pas complètement. C'était logique, naturel, tout est arrivé « tout seul ». Mes parents ont joué avant moi, mon grand frère, ma soeur Andrine (footballeuse professionnelle, milieu de terrain de l'AS Roma). J'étais baignée dans un monde de foot. Enfant, je n'étais pas trop intéressée. Et puis, à 8-9 ans, je me suis finalement tournée vers le but, et j'ai frappé. J'ai marqué. J'ai recommencé : frappé, marqué, frappé, marqué. Mes parents étaient parmi les spectateurs de ce match, ils ont tout vu. C'était évident : sur le terrain, j'avais un talent. À partir de là, tout s'est enchaîné et surtout, l'envie a grandi. Mes parents ne m'ont jamais forcée, ni même poussée, ils m'ont juste posé la question : est-ce que tu veux faire ça ? J'ai répondu oui. Alors ils m'ont soutenue, à 100 %, chaque instant.

Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)
Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)

Votre prise de position face à la fédération norvégienne a fait couler beaucoup d'encre. Vous avez notamment refusé de jouer le Mondial cet été avec la sélection nationale pour protester contre les inégalités de traitements femmes/hommes. Vous avez pris une décision, vous vous y êtes tenue. Nous sommes désormais à l'automne 2019 : avez-vous l'impression que les lignes bougent ?
Certains jours, oui. D'autres, non. Cela veut dire que plus que jamais, il faut tenir bon. L'idée est simple, vraiment : nous sommes tous responsables. Nous pouvons tous faire en sorte que les filles, aujourd'hui, vivent dans un monde totalement différent. Sur le terrain, c'est à nous, les joueuses, d'être performantes pour montrer que le niveau est bon. Le changement ne vient pas tout seul ! Nous devons rester groupées. Les femmes doivent avancer ensemble. Nous enchaînons les petits pas, je pense que nous pourrions avancer plus vite parfois. Les filles et les garçons, à 7 ans, ont-ils les mêmes opportunités de rêver d'un avenir professionnel ? De vivre la même vie de footballeuse, de footballeur ? Je ne pense pas. Si on apprend aux filles à faire des passes à 7 ans au lieu de 20, le niveau va s'élever tout seul. Il y a tant à transmettre, à construire pour les filles qui vont venir après nous. Cela fait partie de mes responsabilités de me battre, d'aller à la rencontre des nouvelles générations aussi. »

Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)
Ada Hegerberg pour Sport & Style. Stylisme : Natalie Yuksel (Nagib Chtaïb)

Le témoignage de sa mère : « Son talent était évident. Nous l'avons senti dans notre ventre »

Gerd, la mère d'Ada, vit à Sunndal. Elle répond dans la seconde au SMS que j'envoie pour lui demander si elle accepte de m'éclairer sur certains points. Au téléphone, elle s'exprime en anglais, timbre plus grave que sa fille, débit doux. Aucun mot n'est superflu. Ce qui est prononcé dit exactement ce qui doit être dit, je retrouve la Ada. « J'ai trois enfants. Silas, né en 1986, Andrine en 1993 et Ada en 1995. Tout le monde joue au foot, mon mari et moi nous sommes rencontrés sur un terrain. Les enfants ont été nourris au football. J'étais la première fille de Sunndal à jouer, j'avais 5-6 ans lorsque j'ai commencé. J'étais assise à la fenêtre, face au terrain de foot de mon quartier, j'attendais de voir arriver les garçons et je fonçais les rejoindre. Je me fichais du regard que pouvaient porter les gens sur moi, jouer me semblait complètement naturel. Mes filles ont elles aussi joué avec les garçons de Sunndal. Elles avaient entre 8 et 10 ans. Ada a tenté la danse, le handball, mais nous jouions tous au foot. Un jour, lors d'un match de coupe dans le village, elle a marqué 7 ou 8 buts. Au bord du terrain, nous avons pensé : shit, c'est une footballeuse. Son talent était évident. Nous l'avons senti dans notre ventre. Nous autres appelons ça le "stomach feeling". L'impulsion est naturelle, elle ne laisse aucun doute, la réponse est dans la sensation ressentie. Est-ce que cela est juste ? Le ventre répond, il ne trompe pas. À partir de là, on ne regarde plus en arrière, on fonce vers l'avant. »

200 buts avec l'OL
L'enfant de Sunndal s'est muée en géante. En septembre, Ada Hegerberg a passé la barre des 200 buts marqués avec l'Olympique Lyonnais. C'est énorme. Elle préfère dire que c'est « intéressant pour continuer. J'ai fait des choix dans ma vie car je voulais rester fidèle à mes valeurs. Pas besoin de changer pour plaire à qui que ce soit pour aller chercher ses rêves, il faut juste être très conscient. De tout ». Et puis, sans forcir la voix : « Il n'est pas question de dire qui, des femmes ou des hommes, est meilleur que l'autre. Les footballeurs gagnent de l'argent. Franchement ? Bravo. Tant mieux pour eux. Mais si on pouvait faire en sorte que les footballeuses en gagnent aussi, ce serait mieux, non ? On n'est pas là pour plaire. Le gâteau est à partager avec les femmes qui font le même boulot pour réussir ».
publié le 11 octobre 2019 à 14h55
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