« Bonjour, j'ai rendez-vous avec Jean-Marie Leblanc. » L'homme et ses cheveux blancs sont pressés. Je le connais mais je ne sais pas d'où, j'y réfléchirai plus tard.
« - Qui dois-je annoncer ?
- Monsieur Guimard. »
Depuis trois jours, j'ai ce petit boulot, à l'accueil du journal. Et je suis déjà noyé. Des coursiers sortent, entrent, le standard explose de sonneries, les visiteurs font la queue. Pour ajouter à la douleur, je porte la première cravate de ma vie.
Le poste 2231 sonne dans le vide. C'est celui du directeur du Tour de France, qui occupe le même immeuble. Je prends un autre appel, récupère un pli, en expédie un autre. Les cheveux blancs que je connais (mais d'où ?) s'impatientent...
« Gui. Mard. Pour monsieur Leblanc. »
« - Pardonnez-moi, pourriez-vous me répéter votre nom s'il vous plaît ?
- Gui. Mard. Pour monsieur Leblanc. »
Rappel au 2231. Occupé. Autre pli, visiteur, coursier... Ma cravate transpire de panique. Re-2231, qui décroche enfin.
Je chantonne faux : « - Le rendez-vous de monsieur Leblanc est arrivé.
- Oui. Qui est-ce ? »
Panique, paralysie des mandibules, mais oui, tiens, qui est-ce ?
« - Monsieur, je suis confus. Je suis obligé de vous redemander votre nom. » À l'instant précis où il bondit de son siège enragé, je reconnais le sprinteur de chez Gan-Mercier, le directeur sportif vainqueur de sept Tours, le Druide de la forêt de Brocéliande, le monument de granit du haut duquel vingt ans de cyclisme et de cheveux phosphorescents me foudroient. Il se poste menton bien haut devant l'ascenseur, claque des talons : « Merci. Je vais me débrouiller. Et si vous ne me connaissez pas, pas la peine de travailler à L'Équipe. » C'était sûr, j'étais mort, viré avant même d'avoir commencé. La porte métallique, en glissant, se refermait à jamais sur lui et ma carrière de physionomiste.